I

 

 

Je m’appelle Kenji. Je me présente humblement : je me prénomme Kenji. Salut, moi, c’est Kenji... Tout en me demandant pourquoi il y avait autant de façons de se présenter en japonais, et autant de façons de dire « je », je déclarai à l’Américain :

— My name is Kenji.

— Ah, alors c’est toi, Kenji ? fit le gros touriste américain en exprimant sa joie d’un geste emphatique.

— Oui. Enchanté, dis-je, puis je lui serrai la main.

Ça se passait tout près de la gare de Seibu-Shinjuku, dans un hôtel qui à l’étranger serait classé deux voire trois étoiles. C’est ainsi que se déroula l’instant mémorable de ma première rencontre avec Frank.

 

J’ai tout juste vingt ans, et mon anglais est loin d’être impeccable, mais je travaille comme guide pour touristes étrangers, et comme la plupart du temps il s’agit simplement de les escorter dans des bars louches, un anglais parfait n’est nullement nécessaire. Depuis l’entrée en scène du sida, les étrangers n’ont plus tellement la cote dans les établissements de plaisir, ou plutôt, ils sont ostensiblement tenus à distance. Ça n’empêche pas que bon nombre d’entre eux ont envie de prendre du bon temps. Alors moi, je les emmène dans des cabarets, des fashion-health, des salons de massage, des bars sado-maso, des soap-land, en sélectionnant des endroits relativement sûrs, et eux, les touristes, me rémunèrent pour ça. Je travaille à mon compte, je n’ai pas de bureau, je me contente de passer des petites annonces très simples dans des magazines destinés aux touristes, et ça me permet de gagner suffisamment d’argent pour vivre seul dans mon petit studio à Meguro, inviter de temps en temps une fille à manger des grillades, écouter ma musique préférée et lire les livres qui m’intéressent. Simplement, je dis à ma mère – elle tient un petit magasin de fringues en province, à Shizuoka – que je fais une école préparatoire. Mon père est mort quand j’étais en deuxième année de collège, et depuis ma mère m’a élevé seule. Certains de mes camarades de classe, au collège, battaient leurs mères sans états d’âme, mais moi je n’ai jamais fait ce genre de chose. Enfin, je suis désolé si ça fait de la peine à ma mère, mais je n’ai aucune envie d’aller à l’université. Je n’ai jamais assez travaillé à l’école pour pouvoir espérer un jour un poste de scientifique spécialisé, je pourrais tout juste devenir un salarié ordinaire. Ce que je voudrais, moi, c’est mettre assez d’argent de côté pour partir vivre aux États-Unis, mais je ne suis pas sûr d’y arriver.

 

— Allô, Kenji Office ? Ici Frank, des États-Unis.

Ça se passait l’année dernière, le vingt-neuf décembre en fin de matinée. Au moment où le téléphone a sonné, j’étais en train de lire un fait divers dans le journal : le cadavre d’une lycéenne assassinée avait été retrouvé, bras, jambes et tête détachés du tronc, dans une poubelle du quartier de Kabukichô. Cette fille était connue dans le coin des love-hotels d’Ôkubo, disait l’article, elle faisait partie d’un groupe de lycéennes qui officiait du côté de Shinjuku et gagnait gros, son cadavre avait été découvert dans une ruelle peu fréquentée, il n’y avait aucun témoin, malheureusement pour la victime, l’enquête s’avérait difficile mais cette affaire avait ouvert les yeux des lycéennes sur l’atroce réalité que dissimulait la jolie expression de « relations d’assistance mutuelle », qui désignait la prostitution à laquelle elles se livraient, et toutes les camarades de la jeune fille assassinée juraient en chœur que plus jamais elles n’offriraient le réconfort de leurs charmes à des quadragénaires en échange de cadeaux et d’argent.

— Oui, Frank, comment ça va ? demandai-je selon ma formule habituelle, en posant le journal.

— Bien, bien, ok. Puis-je te demander d’être mon guide ? Je viens de lire ton annonce dans une brochure touristique en anglais.

— Tôkyô Pink Guide ?

— Oui, comment le sais-tu ?

— C’est le seul journal où j’ai mis une annonce !

— Ah, en effet. Alors, trois soirs en commençant aujourd’hui, ça irait ?

— Tu es venu en individuel ou en groupe, Frank ?

— Individuel. Pourquoi, il faut être en groupe ?

— Pas du tout, mais ça te coûtera plus cher. Mon tarif est de dix mille yens pour trois heures de six heures à neuf heures du soir ; de neuf heures à minuit, ça passe à vingt mille yens, et après minuit je demande dix mille yens de l’heure. Je ne rajoute aucune taxe, en revanche si on va au restaurant ou qu’on boit quelque chose dans un bar, c’est toi qui payes ma part.

— Très bien, pas de problème, alors je loue tes services à partir de ce soir, de neuf heures à minuit. Puis-je réserver les deux prochaines soirées aussi ?

Trois soirs : ça voulait dire jusqu’au réveillon, ce qui me posait un léger problème. J’avais déjà promis à ma petite amie, Jun, de passer le réveillon de Noël avec elle et je n’avais pas pu tenir mon engagement. Je lui avais donc juré l’autre jour de lui réserver le réveillon du trente et un décembre à la place. Jun est une lycéenne fermement décidée à ne jamais se prostituer. Quand elle se met en colère, elle devient incontrôlable, seulement, moi, j’avais vraiment besoin de ce travail. Je faisais ce métier depuis environ deux ans, mais mes économies étaient encore loin du niveau escompté. Je décidai d’inventer un prétexte pour quitter mon client plus tôt le soir du réveillon, et lui annonçai que c’était d’accord pour trois soirées.

— Rendez-vous à neuf heures moins dix à ton hôtel.

Il m’attendait en buvant une bière au café-restaurant situé au bout du hall d’entrée. Je le reconnus tout de suite : il n’y avait qu’un étranger correspondant au signalement qu’il m’avait donné : blanc, gras, un profil ressemblant un peu à celui de Ed Harris, une cravate avec des cygnes imprimés dessus... Je l’observai un peu en me présentant et en lui serrant la main mais, de profil ou de face, je ne lui trouvais pas l’ombre d’une ressemblance avec Ed Harris.

— On sort tout de suite ?

— Comme tu veux. Mais les dépliants touristiques ne disent pas tout sur la vie nocturne à Tôkyô, et il serait peut-être préférable que je te donne les quelques explications qui s’imposent avant de sortir.

— Ah, ça sonne bien, ça !

— Quoi donc ?

— La vie nocturne à Tôkyô, the night life in Tôkyô, ces mots ont un écho plutôt excitant.

Je trouvais que Frank ressemblait plus à un courtier en Bourse qu’à un militaire ou un astronaute comme en joue Ed Harris dans ses films. Seulement je n’avais jamais vu de courtier en Bourse de près. C’est une manie chez moi, dès que je vois un type en vêtements ordinaires, avec un visage ordinaire, de m’imaginer qu’il est courtier en Bourse.

— Quel âge as-tu, Kenji ?

— Vingt ans.

— On dit toujours que les Japonais font jeunes, mais toi, tu fais exactement ton âge. Vingt ans, pas plus, pas moins.

Je possède deux costumes que j’ai achetés dans une boutique de soldes pour hommes en banlieue, et je les porte à tour de rôle pour travailler. En cette saison, j’ai besoin en plus d’un manteau et d’une écharpe. Mes cheveux ont une longueur normale, je ne les teins pas, je n’ai pas de piercing. En général, dans les établissements porno, on n’aime pas les excentriques.

— Et toi, Frank, quel âge as-tu ?

— Trente-cinq ans, répondit-il en souriant.

C’est à ce moment-là que je remarquai une curieuse particularité de son visage : il avait l’air tout ce qu’il y a de plus ordinaire, mais absolument sans âge. Il aurait pu me dire vingt-cinq ans, ou quarante, ou même cinquante, je l’aurais cru sur parole, tant ça variait selon l’angle de vue et la lumière. J’avais côtoyé près de deux cents Américains jusque-là, mais jamais je n’en avais vu un comme lui. Il avait une peau bizarre, avec un je ne sais quoi d’artificiel. Comme un grand brûlé à qui on aurait refait le visage. Pendant que je me livrais à ces réflexions, l’article sur le meurtre de la lycéenne me revint en mémoire.

— Tu es arrivé quand au Japon ? demandai-je en buvant mon café.

— Avant-hier, répondit Frank en sirotant sa bière.

Il commençait par porter le verre jusqu’à ses lèvres, puis contemplait la mousse un moment comme si c’était une tasse de thé brûlant. Ensuite il avalait une toute petite quantité de liquide, on aurait dit qu’il absorbait une purge. Il est peut-être horriblement radin, me dis-je. En général, les guides en édition anglaise qu’utilisent les Américains en voyage spécifient toujours : « Eviter absolument de manger au restaurant de votre hôtel. Il y a toujours dans le voisinage un fast-food où vous pourrez commander un hamburger. Si vous voulez boire quelque chose au restaurant ou au bar de l’hôtel, commandez juste une bière et prenez tout votre temps pour la boire. Le café est à un prix tellement exorbitant qu’il vaut mieux y renoncer. Les voyageurs qui veulent absolument faire l’expérience des prix ridicules des hôtels et restaurants de luxe de Tôkyô n’ont qu’à commander un jus d’orange frais pour voir. La simple orange pressée conservée dans de la glace qu’on vous servira coûte au minimum huit dollars, mais il n’est pas rare qu’on vous en réclame quinze. Ce que vous buvez ce sont des taxes du gouvernement japonais, pur jus... »

— Tu es en voyage d’affaires ?

— Exact.

— Ça s’est bien passé ?

— A la perfection. J’importe des radiateurs de Toyota d’un pays d’Asie du Sud-Est, et je suis venu signer des contrats de licences. J’ai tout bouclé en une journée, il a suffi de quelques échanges par fax. Parfait, comme boulot !

J’avais quelques doutes. On était le vingt-neuf décembre, et la plupart des sociétés japonaises fermaient leurs portes ce jour-là ; quant aux boîtes américaines, elles étaient déjà en congé depuis Noël. Et puis, ni cet hôtel, ni la tenue vestimentaire de Frank ne correspondaient à l’image d’un cadre de Toyota, venu s’occuper de vente de licences d’exportation et d’échanges de courrier par fax. D’après mon expérience personnelle, les businessmen américains séjournaient soit au Park Hyatt, au Century Hyatt, au Hilton ou au Keiyô Plaza, et ils étaient particulièrement attentifs à leur tenue quand ils avaient des rendez-vous importants. Le costume de Frank ne payait pas de mine, même à côté de mon « costume trois-pièces pour jeune businessman au prix spécial de 29 800 yens dans nos rayons », sa couleur crème était totalement dépourvue d’élégance, et Frank était si serré dedans que l’entrejambe paraissait prêt à craquer.

— Tant mieux si ton boulot se passe bien, c’est le principal. Bon, alors, commençons par le commencement : qu’as-tu envie de faire ce soir, Frank ?

— Baiser, répondit Frank avec un petit rire gêné (c’était aussi le premier Américain que je voyais rire de cette façon).

Ce n’est pas une question de nationalité : américain ou pas, personne n’est parfait. Tout le monde a ses bons et ses mauvais côtés. Ça, c’est en faisant ce job que je l’ai appris. Le bon côté des Américains, en gros, c’est qu’ils sont francs et assez naïfs. En revanche, ils ne peuvent pas se figurer qu’on puisse avoir un sens des valeurs différent du leur – en ça, ils ressemblent pas mal aux Japonais – et ils ont la mauvaise habitude de vouloir imposer à tout le monde ce qu’ils trouvent bon pour eux.

Voilà pourquoi je suis souvent obligé de m’abstenir de fumer devant mes clients américains, ou alors je me retrouve à faire du jogging avec eux. Pour résumer avec simplicité, je dirais qu’ils ont un côté infantile, ce qui les rend souriants et immédiatement familiers. Je les trouve toujours mignons quand ils sont intimidés. Ce qui est charmant dans le sourire confus d’acteurs comme Robert de Niro, Kevin Costner, ou Brad Pitt, c’est justement ce côté typiquement américain. Mais le rire gêné de Frank n’avait rien de « mignon ». Il était plutôt effrayant. On aurait dit que sa peau à l’air curieusement artificiel se plissait en un réseau de rides complexes, et que la structure même de son visage se désintégrait.

— D’après le Tôkyô Pink Guide, on trouve vraiment tout ce qu’on veut dans cette ville.

— Frank, c’est le magazine Tôkyô Pink Guide que tu as lu, n’est-ce pas ?

— Oui. J’ai lu le livre aussi, mais tes coordonnées n’y figurent pas.

Le Tôkyô Pink Guide est un ouvrage célèbre écrit par un certain Steven Langhorn Cremens. Bars à hôtesses, bars à hôtes, bars pour voyeurs, strip-tease, massages sexuels, services directs à l’hôtel, clubs sado-maso, établissements pour gays ou lesbiennes : cet ouvrage présente un panorama complet et plein d’humour de la vie nocturne de Tôkyô. Le seul défaut, c’est que les informations sont souvent dépassées. La durée de vie moyenne de ce genre d’établissement ne dépasse pas trois mois. Pour pallier cet inconvénient, il existe donc un magazine du même nom – celui dans lequel je passe mon annonce – qui paraît tous les six mois, mais là non plus les informations ne sont pas les plus récentes. De toute façon, si toutes les adresses étaient répertoriées dans des magazines, les assistants dans mon genre deviendraient inutiles ; en plus, dans ce pays, il est impensable que des magazines soient publiés exclusivement à l’intention des étrangers. A la base, le Japon se moque pas mal des étrangers, au moindre problème qu’ils causent, on les renvoie aussitôt chez eux. C’est grâce à cet état de choses que des métiers comme celui que j’exerce ont pu prendre un certain essor, et donner la possibilité à de nombreux jeunes Japonais de développer de belles carrières. Pourtant, maintenant le sida fait tellement parler de lui que de nombreux établissements de plaisir refusent tout bonnement l’entrée aux étrangers.

— J’ai envie de m’amuser le plus possible, et de voir un tas d’endroits différents, dit Frank, puis il eut à nouveau son petit rire gêné. Je détournai les yeux malgré moi.

— D’après ce livre, il y a vraiment un sacré choix. Un vrai supermarché du sexe, non ?

Frank sortit le Tôkyô Pink Guide d’un sac en bandoulière marron posé à côté de sa chaise et le jeta sur la table. Rien qu’à la couverture avec ses photos et ses dessins de mauvaise qualité, on se doutait que le contenu était obscène. Ce magazine était publié par un type d’une cinquantaine d’années du nom de Yokoyama, qui travaillait au départ au service d’informations d’une chaîne de télé. Il était très gentil avec moi, Yokoyama. Il ne gagnait pas beaucoup d’argent avec son magazine, pourtant il ne me faisait jamais payer mes petites annonces. Il disait toujours, c’était sa philosophie, que les Japonais devraient donner davantage d’informations aux étrangers, que ce qui était international en tant qu’information concernait le sport, la musique et le sexe, et que de ces trois domaines le sexe était pour un être humain le moyen le plus rapide de se libérer de ses tensions, il ajoutait qu’il devait jongler avec sa trésorerie pour arriver à publier sa brochure, c’était pratiquement du bénévolat, ce qui voulait dire qu’en fait il le faisait uniquement par plaisir, parce qu’il était obsédé par le sexe.

— Le Japon, c’est vraiment un pays où on a trouvé tous les moyens possibles de faire face au désir sexuel. J’avais vraiment envie d’aller faire un tour à Kabukichô, tout à l’heure en t’attendant j’ai cherché sur le plan, c’est vraiment juste à côté d’ici, si on regarde cette carte des lieux réservés au sexe dans Tôkyô, Kabukichô ressemble à la nébuleuse d’Andromède tellement c’est plein de marques indiquant des établissements porno.

Sur la carte que contenait la brochure, les établissements de plaisir étaient indiqués par un signe en forme de sein, on en trouvait à Roppongi, Shibuya, Kinshichô, Yoshiwara, Shinjuku-Nitchôme, Koganechô à Yokohama, Horinouchi à Kawasaki, etc. mais à Kabukichô, il y avait en effet une telle concentration de signes qu’on aurait dit une grappe de raisin.

— Kenji, par quel genre d’endroit vaut-il mieux commencer ?

— Eh bien, tu veux visiter pas mal d’endroits différents, c’est ça ?

— Exactement.

— Si tu veux un moyen rapide et pratique de baiser, tu peux aussi faire venir une fille directement ici, ça fait partie des services proposés par l’hôtel. Je comprends que tu aies envie d’explorer le quartier au maximum, mais ça risque de te coûter pas mal d’argent.

Le café-restaurant où nous nous trouvions n’était pas très grand. Frank parlait fort, et les clients proches de notre table ainsi que le serveur avaient regardé plusieurs fois de notre côté pour nous reprocher notre manque de discrétion. Même quelqu’un qui comprend à peine l’anglais peut saisir intuitivement ce genre de conversation.

— Bah, l’argent, ce n’est pas un problème, dit Frank.

 

Malgré l’approche du nouvel an, Kabukichô n’avait rien perdu de son animation. Autrefois, les établissements de plaisir étaient plutôt fréquentés par des quinquagénaires, mais maintenant on y trouve beaucoup de jeunes. Il paraît qu’il y a de plus en plus d’hommes jeunes qui trouvent trop compliqué de se chercher une petite amie ou de faire de vraies rencontres amoureuses. A l’étranger, ce genre de type deviendrait pédé, mais au Japon heureusement, il y a les quartiers de plaisir.

A la vue des néons de Kabukichô, des rabatteurs en costume kitsch et des filles debout le long des rues qui lançaient des œillades sans ambiguïté, Frank me tapa sur l’épaule en disant : « Super ! » Lui dont l’allure peu reluisante se remarquait dans le café-restaurant de son hôtel, qui n’était pourtant pas de premier choix, se fondait tout naturellement dans la foule de ces ruelles. Il était plus petit que moi – je fais un mètre soixante-douze – et ne portait pas de manteau. Devant un show-bar ouvert récemment, où se produisaient des danseurs étrangers, tous les rabatteurs étaient des Blacks. Ils portaient tous le même coupe-vent rouge, et distribuaient des bouts de papier aux passants en leur lançant dans un japonais parfait : « Un strip-tease, ça vous tente ? A cette heure-ci, le spectacle coûte seulement sept mille yens. » Frank s’avança pour prendre une feuille mais les rabatteurs l’ignorèrent.

Il s’était avancé vers un des Blacks en souriant, la main tendue, mais le type avait distribué ses papiers à un groupe de Japonais qui passait. Je ne crois pas qu’il ait eu quoi que ce soit contre Frank. Il éprouvait peut-être un sentiment particulier à la vue de ce Blanc étranger, et peut-être aussi que le patron de l’établissement donnait pour consigne aux rabatteurs de s’adresser de préférence aux Japonais plutôt qu’à des gaijin[1] désargentés. Quoi qu’il en soit, l’attitude du rabatteur n’avait rien d’insultant, mais Frank avait changé de figure. J’étais tout près de lui, et je fus surpris de voir ça. Sa drôle de peau à l’air artificiel se mit à trembler, toute expression humaine s’effaça de son regard. Ça ne dura qu’un bref instant, mais je vis tout éclat disparaître de ses yeux, soudain opaques comme des billes de verre. Le rabatteur ne remarqua absolument pas la métamorphose de Frank, et lui tendit enfin un papier en s’adressant à lui en anglais. Comme les alentours étaient bruyants, je n’entendis pas bien ce qu’il disait, mais il me semblait que c’était quelque chose comme : « Les danseurs ne sont pas américains, ce sont des Australiens et les danseuses viennent d’Amérique du Sud. » L’expression de Frank était redevenue normale. Le tout n’avait duré que quelques secondes. Il prit le papier, complimenta le Black sur sa connaissance du japonais, lui demanda d’où il venait. « New York », répondit l’autre, et Frank prit un air de connivence pour lui dire en riant :

— En ce moment, mon vieux, c’est une série de victoires comme si les Kniks[2] étaient ressuscités !

— Je sais, fit l’autre en tendant un prospectus à un passant. Ici aussi on sait tout du NBA[3]. A la télé ils te montrent même où Michael Jordan a joué au golf pendant ses vacances, quel score il a fait.

— Hein ? Ah bon ? fit Frank en tapant sur l’épaule du Black.

Il est bien ce type, vraiment très bien, dit-il en s’éloignant, un bras autour de mes épaules.

Puis il s’arrêta devant une enseigne représentant un œil grand ouvert.

— Alors ça, je sais ce que c’est. C’est un peep-show, pas vrai ?

Je lui expliquai comment marchaient ces « cabines pour voyeurs ».

— Tu es installé dans une petite cabine d’où tu regardes une femme se déshabiller derrière un miroir sans tain, ensuite tu mets ta queue dans une ouverture circulaire aménagée dans la cabine, et la femme te masturbe. C’était une attraction très populaire jusqu’à tout récemment.

— Ça ne l’est plus ?

— Eh bien, tu vois, ça ne coûte pas cher, ce qui veut dire que pour gagner de l’argent il faut beaucoup de clients, sinon les femmes ne sont pas très bien payées, et si le cachet est minable, celles qui sont jeunes et jolies quittent la boutique, et s’il n’y a pas de filles mignonnes, les clients se font plus rares, c’est un cercle vicieux, tu vois.

— Voyons, combien ça coûte ? Trois mille yens, ça fait à peu près vingt-cinq dollars, dis donc, Kenji, pour un peep-show et une branlette, c’est donné !

— Trois mille yens, c’est le prix de l’entrée, tu dois encore donner vingt ou trente dollars de pourboire à la fille pour qu’elle te masturbe.

— Même, ce n’est pas très cher, si c’est la fille que tu regardes se déshabiller qui s’occupe de toi.

— Justement, la plupart du temps, on ne sait pas qui se trouve de l’autre côté du mur, tu mets ta queue dans une ouverture, et tu ne vois pas qui se trouve de l’autre côté, ça peut être une vieille, ou un pédé, en tout cas ce sont les bruits qui courent, et finalement ça a perdu toute popularité à cause de ça.

— Bon, alors, ça ne vaut pas la peine d’essayer ?

— Ce qui est attrayant, c’est le prix, et puis, comme tu n’as pas besoin d’interprète, je peux t’attendre dans un café, ça t’évitera de payer une deuxième entrée.

Pendant qu’on parlait, des racoleurs s’étaient rassemblés autour de nous. La plupart étaient des rabatteurs de lingerie pub qui ne me connaissaient pas. Les types qui font ce métier depuis longtemps me connaissent tous de vue. Mais ils ne représentent jamais qu’un cinquième des deux cents rabatteurs qu’on trouve dans cette seule rue. En général, ceux qui font ce boulot sont des types réduits à la dernière extrémité. Soit, pour une raison quelconque, ils ne peuvent plus exercer d’autre métier, soit ils ont un besoin pressant d’argent. Voilà pourquoi ils changent souvent, et on ne peut faire confiance qu’aux plus anciens en ce qui concerne la qualité des établissements.

— Kenji, que disent ces types ?

Je lui traduisis en gros. « Vous ne payerez pas un centime de plus que le prix indiqué, le tarif normal est de neuf mille yens, mais là, c’est la fin de l’année, on descend jusqu’à cinq mille, l’établissement est nouveau, ça vaut le détour, vous verrez, je ne mens pas, les filles sont jeunes, allez quoi, venez faire un tour, les étrangers sont les bienvenus chez nous, je vous montre le premier sous-sol, vous pourrez juger de l’ambiance, de la qualité des filles, si je vous ai menti, vous n’êtes pas obligé de rester, c’est une promotion qui ne durera pas, vous savez, dès le jour de l’an on reviendra au prix habituel, allez, venez donc faire un tour, il y a un karaoké avec des chansons en anglais aussi. »

— On m’avait prévenu que les Japonais étaient aimables, mais là, vraiment, je n’en reviens pas ! dit Frank, en se retournant plusieurs fois pour regarder le groupe de jeunes gens encore debout devant l’entrée de la boutique, une fois que nous nous fûmes éloignés un peu pour échapper à leur insistance. Les racoleurs portaient des costumes bon marché comme le mien, car on était à Kabukichô, pas dans des quartiers chics comme Roppongi, et il n’y avait guère de passants luxueusement vêtus. Par conséquent, la seule différence entre les rabatteurs et les clients était que les uns se tenaient debout devant les devantures, tandis que les autres déambulaient dans les rues. Les rabatteurs avaient, de loin, un je ne sais quoi de triste. Il y avait chez la plupart de ceux que je connaissais et qui faisaient ce boulot depuis longtemps un manque de conviction évident dans le boniment, comme si les mots ne sortaient pas de leur bouche mais les traversaient seulement. On les croiraient transparents, me disais-je, sans comprendre pourquoi.

— En Amérique aussi, il y a des types qui font de la retape devant les sex-shops, mais ils ne sont pas polis comme ceux-là, tu peux me croire ! On aurait dit des boy-scouts apprenant à des louveteaux à faire des nœuds sur une corde. Dis donc, ils tiennent le coup, à faire des boniments pareils toute la nuit ?

— Chaque fois qu’ils font entrer un client, ils touchent une commission.

— Oui, bien sûr. On peut avoir confiance dans ce qu’ils disent ?

— Quand les prix sont trop alléchants il vaut mieux être prudent.

Frank montrait un certain intérêt pour le lingerie pub.

— Ça me dirait bien de voir des Japonaises en sous-vêtements...

— Tu ne peux pas baiser dans ce genre d’endroit.

— Je sais, mais je voudrais que l’excitation me gagne progressivement, et des filles en petite tenue, ça me paraît idéal pour commencer.

— A cette heure-ci, ça coûte entre sept mille et neuf mille yens de l’heure par personne, et tu devras payer mon entrée aussi, parce que dans ce genre d’endroit aucune fille ne parle anglais. Dans certains pubs on peut toucher les filles, dans d’autres non, il y en a aussi avec des strip-teases, ou des filles qui dansent sur les tables, et en général ils sont tous au même prix.

Frank me dit qu’il préférait un lingerie pub le plus banal possible, où on se contentait de s’asseoir à côté des filles pour discuter avec elles. Si le prix était le même partout, me dit-il, les filles devaient être plus jolies dans les pubs sans options particulières.

 

Je trouvai un rabatteur de ma connaissance, lui demandai de nous emmener au pub pour lequel il travaillait. Il s’appelait Satoshi, avait vingt ans comme moi. Il était de Yamanashi ou Nagano, je ne sais plus, et était monté à Tôkyô à dix-huit ans dans l’intention de faire une école d’entrée à l’université, et ça l’avait rendu complètement névrosé. Je ne connaissais pas Satoshi à l’époque, mais il m’avait montré, un jour où il m’avait invité à passer chez lui à l’aube après le travail, un vestige de cette période de sa vie : des cubes en bois. Il m’avait raconté qu’il passait alors ses journées dans les trains de la ligne Yamanote à empiler des cubes par terre comme un enfant. Je lui demandai pourquoi il faisait ça, il me répondit qu’il n’en avait aucune idée. « Je n’en sais rien, je suis allé un jour à Kiddy Land, j’ai acheté ces cubes, j’avais envie de jouer avec des cubes, et puis je me suis dit que le train, c’était l’endroit idéal pour ça, c’est amusant de construire un château avec des cubes dans un train, ça bouge beaucoup, ça oblige à se concentrer, moi ça m’empêchait d’avoir des idées bizarres, à cette époque-là, je pensais tout le temps à crever les yeux d’une petite fille avec une épingle, un cure-dents, une seringue, ou n’importe quoi de pointu, j’avais tellement peur de finir par mettre mon fantasme à exécution, empiler des cubes par terre dans les trains était la seule chose qui me délivrait de cette obsession, c’est difficile de faire quelque chose avec des cubes dans un train avec des secousses tout le temps, sur la ligne Yamanote il y a plusieurs grands tournants, celui entre Shinjuku et Yoyogi est particulièrement terrible, et j’entourais toujours ma pile de cubes de mes bras, je la protégeais comme un nouveau-né, les chefs de gare et les conducteurs de train m’avaient prévenu à plusieurs reprises, j’ai été interpellé je ne sais combien de fois par la police dans les gares, mais je ne faisais jamais ça aux heures de pointe, ça a duré à peu près six mois, et puis quand je suis arrivé à Kabukichô, ça m’a passé, ce n’est pas que je me plaise vraiment ici, il n’y a sans doute personne qui aime vraiment ce quartier, mais au moins je suis tranquille, quel intérêt de travailler dans un quartier agréable et d’arriver à se payer l’université si c’est pour penser sans arrêt à crever les yeux des petites filles, hein ? »

— Il y a une fille qui parle un peu anglais, si elle est libre, je la placerai à votre table sans frais supplémentaires.

Satoshi nous guida jusqu’à une porte verte au premier sous-sol. J’étais déjà venu plusieurs fois mais j’avais oublié le nom de l’établissement. Ces endroits portent tous le même genre de nom, et puis à Kabukichô, pas un seul client ne choisit l’endroit où il se rend en fonction du nom, si bien qu’aucun patron ne s’amuse à chercher des noms très élaborés.

Les intérieurs de tous les lingerie pubs sont identiques. Non pas qu’ils aient rigoureusement le même design, mais ils utilisent tous uniquement des matériaux bon marché, qui leur donnent un aspect interchangeable.

Frank regarda les filles en sous-vêtements alignées les unes à côté des autres sur un canapé, et prit son air confus habituel.

La fille qui parlait un peu anglais s’appelait Reika. Elle avait les cheveux relevés et portait un ensemble en dentelle pourpre assez luxueux. A part un nez plat et une peau à l’apparence un peu rêche, elle n’avait pas de défaut trop évident. Une autre fille, nommée Rie, l’accompagna à notre table. Elle était grande, avec un visage ordinaire, musclée comme une championne de volley-ball, aimait les sous-vêtements blancs et riait beaucoup. Mais, dans le monde du sexe, ce n’est pas parce qu’on rit beaucoup qu’on a forcément un caractère enjoué. Une fois que nous fûmes installés à une table avec les filles, un service à whisky posé devant nous, Satoshi me remercia et remonta dans la rue. A part nous, il y avait deux types assis à la même table dans le bar, et c’était tout. Je ne sais pas combien Satoshi touchait de commission pour nous avoir amenés ici. Nous nous connaissions bien tous les deux, mais ne parlions jamais de ça. Ne pas poser de question sur ce que gagnent les autres, c’est la règle numéro un pour survivre dans la jungle de Kabukichô.

Frank, les joues un peu rouges, regardait Reika et Rie à tour de rôle avec le même sourire gêné qu’il avait eu en entrant. Ce n’était pas seulement la chaleur qui lui rosissait les joues. Même les habitués, et à plus forte raison les clients qui viennent pour la première fois, ne peuvent rester décontractés face à une fille en sous-vêtements. Rien à voir avec une fille en bikini sur la plage en été. On peut voir les seins gonflés sous le soutien-gorge, le sillon au milieu, et si on n’a pas bu, il est difficile de regarder en face sans rougir la marque de l’élastique de la culotte sur le ventre, ou la légère ombre noire des poils pubiens par transparence sous le slip blanc. Il y a un je ne sais quoi de cruel dans ce spectacle. Je détournai les yeux du visage gêné de Frank, pour observer les images de synthèse de poissons tropicaux qui virevoltaient sur un écran d’ordinateur : deux poissons-anges aux couleurs vives qui ressemblaient à des vrais à s’y méprendre. Ils faisaient des mouvements très réalistes pour attraper leur pitance. Je n’y connais rien en poissons tropicaux, mais l’apparence de ceux-ci me paraissait tout de même un peu trop lisse. Ces poissons manquaient de densité. Comme le sourire gêné de Frank.

— Des whiskies à l’eau, ça vous va ? demanda Reika. Frank et moi hochâmes la tête, et elle versa dans nos verres du whisky d’une marque indéterminée, puis actionna la pompe d’une bouteille en verre pour diluer le liquide ambré dans l’eau.

— Ce monsieur est américain ? demanda Rie en faisant pivoter son corps vers Frank. Dans ce bar, il était interdit de toucher les filles, mais si on respectait cette règle à la lettre, il arrivait que les filles viennent d’elles-mêmes se coller contre vous.

Avait-il compris le mot america-jin, « américain » ? Toujours est-il que Frank proféra un « yes » à voix basse.

Me doutant qu’il allait déguster son whisky à petites gorgées, je lui expliquai que dans ce genre d’endroit, le prix était fixé à l’heure et qu’il pouvait donc boire autant qu’il voulait. Mais Frank continua à siroter son verre avec lenteur. Je ne sais pas s’il buvait vraiment ou portait simplement son verre à ses lèvres mais sa façon de faire était énervante à regarder. Reika était assise à côté de Frank, Rie entre lui et moi. Reika posa une main sur la cuisse de Frank et lui sourit :

— Comment vous appelez-vous ? demanda Frank.

— Reika.

— C’est un joli nom.

— Vraiment ?

— Oui, je trouve.

— Merci.

Reika avait dû faire deux années d’anglais au collège, sans plus. Je n’en avais guère appris plus qu’elle, mais moi, au moins, j’avais l’habitude de parler.

— Il y a souvent des Américains ici ?

— De temps en temps.

— Tu parles bien anglais.

— Oh non ! Je voudrais parler mieux que ça, mais c’est difficile. Je veux mettre de l’argent de côté pour aller aux États-Unis.

— Ah bon ? Tu veux aller dans une école américaine ?

— Non, je ne suis pas assez intelligente pour ça ! Je veux juste aller à Niketown.

— Niketown ?

— Tu aimes Nike ?

— Nike ? La marque de sport ?

— Oui, ça te plaît ?

— Bah, je ne sais pas, j’ai une paire de tennis, mais je crois que ce sont des Converse. Pourquoi aimes-tu Nike à ce point ?

— Je ne sais pas, ça me plaît, c’est tout, dis, tu es déjà allé à Niketown ?

— Jamais entendu parler, tu connais, toi, Kenji ?

Je répondis que j’étais vaguement au courant. Reika nous expliqua, en rajustant l’agrafe de son soutien-gorge, que c’était un immeuble entier de boutiques Nike.

— Il y a un immense écran vidéo sur lequel ils passent des publicités pour Nike à heures fixes, une de mes amies y est allée, elle a acheté cinq paires de baskets, moi aussi mon rêve c’est de m’acheter plein de trucs là-bas.

— Ton rêve ? Tu rêves d’aller dans une boutique Nike ? dit Frank, puis il murmura à nouveau plusieurs fois le mot « rêve » d’un air incrédule.

— Ben oui, c’est mon rêve, répondit Reika avant de lui demander où il habitait.

— New York.

— Ah, alors c’est curieux que tu ne connaisses pas Niketown, fit-elle en faisant une drôle de tête, ça se trouve à New York pourtant.

Frank changea de couleur. Reika avait naturellement dit ça sans intention particulière, et il n’y avait pas de quoi changer de couleur. Pourtant des tressaillements visibles parcoururent aussitôt la peau vaguement artificielle de Frank, ses capillaires se gonflèrent, il devint livide, puis écarlate. Sentant que la situation devenait menaçante, je m’empressai de dire à Reika, d’abord en japonais, puis en anglais, qu’il n’y avait que les Japonais pour faire autant de bruit à propos de Niketown, les Américains n’en avaient même pas entendu parler, à Niketown la moitié des clients devaient être japonais, et en plus, New York c’était grand, il n’y avait pas que Manhattan. Reika hocha la tête, Frank retrouva peu à peu un teint normal. Je me doutais qu’il avait menti et n’habitait pas New York, mais je décidai d’éviter le sujet désormais. Je n’avais pas compris pourquoi, mais je m’étais nettement rendu compte que Frank était très en colère. Et si mon client se fâchait, ça ne me vaudrait rien de bon. Je n’avais pas de licence de guide, je devais toucher mon cachet le dernier jour et, s’il quittait l’hôtel avant sans me prévenir, je me retrouverais le bec dans l’eau.

— Un karaoké, ça te dit ? demanda Reika à Frank, désignant un des autres clients, qui chantait à tue-tête d’un air réjoui, un micro à la main. C’était un salaryman d’une cinquantaine d’années qui poussait la chansonnette, tandis que son compagnon beaucoup plus jeune, sans doute un subordonné, fredonnait le même air en applaudissant mollement, les traits empourprés par l’ivresse. Tout en chantant, le quinquagénaire serrait la main d’une hôtesse en sous-vêtements roses, qui avait tout d’une vestale de temple grec. Il devait s’agir d’un provincial, profitant d’un voyage d’affaires à Tôkyô pour s’encanailler. Ce type de clientèle n’était pas rare à Kabukichô, sans doute parce que le quartier n’affichait aucun snobisme. Je reconnaissais les provinciaux au fait que la boisson les rendait toujours cramoisis. Ils avaient aussi, selon leur région d’origine, une certaine physionomie, une certaine façon de s’habiller. Ils se faisaient souvent arnaquer dans des établissements louches. Servir de guide à des groupes de provinciaux en goguette devait aussi être un bon business, mais ça ne me disait rien d’apprendre à parler en dialecte.

— Non, pas de karaoké, dit Frank. J’ai plutôt envie d’étudier le japonais avec ces filles en sous-vêtements, ajouta-t-il en sortant son Tôkyô Pink Guide de son sac.

Sous le titre, sur la couverture figurait une phrase en anglais destinée à attirer l’attention, quelque chose comme « cet ouvrage libérera tout ce qui est refoulé en vous », qui signifiait en clair que quiconque lisait cc livre devenait un obsédé sexuel. En dessous figuraient des mots accrocheurs : « Que faire ? Où ? Combien ça coûte ? Les informations les plus complètes sur les lieux du vice à Tôkyô. » J’avais le guide à la maison pour des raisons professionnelles, et chaque fois que j’avais le temps j’en lisais un peu pour travailler mon anglais. C’était assez amusant. Par exemple au chapitre neuf, on parlait des gays de Tôkyô. Il y avait d’abord une petite introduction historique, expliquant que la pédérastie au Japon était issue à la fois du machisme de l’ancienne société guerrière et d’un système bouddhique interdisant les femmes dans les monastères, après quoi on affirmait que même actuellement, malgré la peur généralisée des étrangers qui régnait dans les milieux du sexe à Tôkyô, les homosexuels venus de pays développés étaient toujours les bienvenus à Shinjuku-Nitchôme. Suivait une liste d’adresses précises.

Frank ouvrit la couverture rose du guide des lieux coquins de Tôkyô, à la fin duquel figurait un petit glossaire japonais-anglais assez succinct. Il déclara en regardant Reika et Rie à tour de rôle :

— Entamons notre leçon de japonais.

Il commença par la lettre A :

— Ahô, lut-il à voix haute.

Puis il se tourna vers nous pour expliquer que cela signifiait « imbécile ».

— Qu’est-ce qu’il a dit ? me demanda Rie.

— Il a dit « ahô » en japonais.

— Oh ! ce qu’il est mignon, s’exclama-t-elle en se tapotant les cuisses pour exprimer sa joie. Frank poursuivit d’une voix étrangement assurée sa liste de mots et d’expressions commençant par « A » en japonais :

— Amant, je t’aime, je veux te voir, moule, trou, je veux le faire dans ton trou, sexe anal, cul, cul, cul.

Un étranger qui s’efforce de parler japonais, c’est toujours attendrissant. Si quelqu’un s’efforce devant vous de s’exprimer dans un japonais si maladroit soit-il, vous avez envie de le comprendre. Naturellement, c’est valable pour toutes les langues, pas seulement le japonais. Je parle un anglais de première année de lycée, mais si je ne cherche pas à m’exprimer comme un stupide DJ américain, et prononce lentement et clairement chaque mot, mes clients me manifestent de la sympathie. Quand Frank se mit à répéter le mot « cul » comme une litanie, Reika et Rie se renversèrent de rire, et les hôtesses de la table voisine se tournèrent également vers nous d’un air curieux de savoir ce qui nous amusait tant. Sans la moindre honte ni la moindre parcelle d’obscénité, il déclamait « cul, ton cul » avec son accent maladroit, mais avec un air sérieux et appliqué, comme un acteur sur scène.

— J’adore ça, non, ça je refuse, j’accepte tout, bite, mari, j’ai joui, pouffiasse, vibromasseur, je suis puceau.

Frank observait quels mots faisaient le plus réagir Reika et Rie, et quand les mots avaient du succès, il les répétait plusieurs fois de suite. Les autres hôtesses qui attendaient l’arrivée des clients sur le canapé près de l’entrée s’étaient levées, visiblement désireuses d’assister au spectacle. Reika et Rie, mortes de rire, étaient prêtes à tomber de leurs chaises, et les deux chanteurs de karaoké avaient lâché leur micro pour rire avec nous. Même les serveurs aux mines patibulaires de videurs nous observaient d’un air guilleret.

Moi aussi, je riais aux larmes, pour la première fois depuis longtemps.

— Passons à la lettre S : Sawaranai, Sawaritai, Seibyô... Pas touche, je veux toucher, maladie vénérienne, rapports sexuels, désir sexuel, masturbation, pipe, éjaculation, branler, branle-moi, vicieux, vieux vicieux, tu aimes ça ? Oui, j’aime ça, vieux vicieux, tu aimes ? J’aime les vieux vicieux, j’aime les vieux vicieux.

Frank jouait son rôle très sérieusement tandis que toute la salle continuait à se tordre de rire. Plus nous riions, plus son visage devenait grave, plus sa voix enflait. Reika et Rie avaient de la sueur sur les ailes du nez, les tempes, et entre les seins, elles pleuraient, s’étouffaient de rire, en avaient des quintes de toux. Les deux provinciaux avaient complètement arrêté de chanter, la musique de fond du karaoké continuait à résonner, mais les rires des spectateurs la couvrait presque. Frank semblait respecter la règle impérative qui interdit à un comique de rire face à son public. Une heure entière s’écoula de la sorte.

Quatre autres clients étaient arrivés entre-temps, et les deux provinciaux s’étaient remis à chanter. Un client demanda à voir Rie, et elle changea de table, après avoir serré la main à Frank en affirmant qu’elle n’avait pas ri autant depuis longtemps. Reika se leva à son tour pour aller aux toilettes éponger sa sueur, en disant à Frank : tu es un grand acteur, on a vraiment bien rigolé. J’étais en sueur moi aussi, ma chemise me collait à la peau, j’avais mal au cœur tellement j’avais chaud. C’était normal, après m’être autant tordu de rire dans un endroit où le chauffage était prévu pour des filles en sous-vêtements. Je demandai la note à un des serveurs qui me connaissait. « Il est sympa ce gaijin », me dit-il d’un air cordial. Il n’y a pas que des gens sinistres à Kabukichô, loin de là, mais chacun se coltine son passé et sa réalité. Sans doute qu’aucun de ceux qui se trouvaient dans cet établissement ne riait ainsi tous les jours. Ça les a donc vraiment tous amusés, me dis-je en attendant la note, quand Frank m’appela en sortant son portefeuille :

— Kenji ! Qu’est-ce que les Japonais peuvent bien trouver à Niketown ?

Il n’avait pas transpiré une goutte. Tout en me demandant quel besoin il avait de revenir maintenant sur le sujet, je répondis que les Japonais aimaient n’importe quoi du moment que c’était populaire en Amérique.

— Je ne connaissais pas Niketown, je ne savais même pas qu’il existait un endroit pareil à New York.

— C’est normal, il n’y a qu’au Japon qu’on en parle autant.

Le serveur apporta la note, Frank tira deux billets de dix mille yens de son portefeuille, et je remarquai sur l’un d’eux une tache noire de la taille d’une pièce de cinq cents yens, qui me mit mal à l’aise : on aurait dit une trace de sang séché.

 

— Frank, ça fait longtemps que je n’avais pas autant ri !

— Ah ? Les filles aussi avaient l’air de bien s’amuser.

— Tu fais souvent ce genre de chose ?

— Quoi donc ?

— Faire rire les gens, raconter des blagues...

— Mais je n’essayais pas de raconter des blagues, je voulais vraiment prendre une leçon de japonais. C’est arrivé comme ça sans que j’aie le temps de m’en rendre compte. Même maintenant, je ne comprends pas très bien ce qui s’est passé.

Nous quittâmes le lingerie pub, prîmes la rue derrière le théâtre Koma. Il était à peine dix heures et demie, et Frank ne m’avait pas encore annoncé ce qu’il voulait faire ensuite. Je venais de rire comme un fou, et il faisait si chaud dans le pub que je me disais qu’il valait mieux nous rafraîchir un peu le corps et l’esprit en marchant avant de décider de la suite du programme. Depuis que nous étions sortis de l’établissement, un détail me tracassait : la tache de sang sur le billet de dix mille yens de Frank. Je ne sais pas pourquoi, ça me tracassait vraiment.

Derrière le théâtre Koma, dans la ruelle qui mène de l’avenue de la mairie de l’arrondissement à la gare de Shinjuku, il y a un coin étrange où s’alignent des bars, des cafés et des salles de mah-jong, on se croirait perdu dans un décor de film des années cinquante.

— Tout de même, c’était fabuleux, ta performance, tu as été acteur ou quoi ?

— Non, mais quand j’étais môme, chaque fois qu’il y avait une fête à la maison, j’imitais des publicités avec mes deux sœurs, pour s’amuser.

Frank et moi étions arrivés dans ce pâté de maisons à l’atmosphère étrange, où tout avait l’air rétro : jusqu’aux enseignes des petits bars et des établissements avec de la vigne enroulée aux portes, d’où filtraient des échos de musique classique. Sans doute sensible au charme de cette atmosphère surannée, Frank ralentit l’allure pour regarder l’étroite ruelle.

Il s’arrêta devant le néon d’un bar intitulé « Auger », et contempla la ruelle paisible, inchangée depuis les années cinquante.

— Il n’y a pas de rabatteurs ici.

Il avait raison, les voix racoleuses s’étaient tues. Les clients qui se rendaient dans ces parages savaient exactement où ils voulaient aller. Les amateurs de femmes faciles et pas chères, les employés en quête d’un bar où se soûler, le bras autour des épaules d’un collègue, ne venaient pas dans ce quartier-ci. Devant certaines portes on voyait même des pots de fleurs. Les néons jaunes du théâtre Koma éclairaient des fleurs blanches épanouies dans des pots de céramique, tremblant dans le vent de décembre où se mêlaient les odeurs d’ordure, de sueur et d’alcool de Kabukichô.

— Cette rue a été laissée telle quelle, comme autrefois.

— Ah oui, on en trouve partout, des quartiers comme ça, dit Frank en se remettant à marcher. A Times Square à New York, c’est pareil, autrefois ce n’était pas plein de sex-shops comme maintenant, il y avait beaucoup de bons petits bars.

Je perçus un accent de regret dans sa voix, et me dis qu’après tout il devait bel et bien être new-yorkais. A la réflexion, c’était normal que les New-Yorkais ne connaissent pas Niketown.

— A propos, devant la gare de Shinjuku, il y a écrit « Times Square » sur un grand immeuble, c’est une blague ou quoi ?

— C’est le nom d’un grand magasin.

— A New York, cette place doit son nom à l’ancien siège du New York Times, mais ici, ce n’est pas le cas.

— Tu sais, les Japonais trouvent que les noms étrangers, ça fait chic, ça s’arrête là.

— Je trouve ça honteux, il n’y a pas d’intellectuels ou de journalistes capables de dénoncer ce phénomène ? L’occupation américaine est terminée depuis longtemps, quel besoin avez-vous de continuer à singer l’Amérique comme ça ?

Je demandai alors à Frank où il voulait se rendre ensuite.

— Je veux voir une femme nue, sans sous-vêtements, répondit-il, allons au peep-show.

Il fallait rebrousser légèrement chemin. Dans l’avenue de la mairie de l’arrondissement et aux alentours, il n’y avait que des clubs chinois, des cabarets, des restaurants et des love-hotels. En retournant vers la gare, après avoir passé un quartier bourré de love-hotels, nous passâmes à côté d’un magasin de location de voitures, qui paraissait totalement déplacé dans ce quartier. Qui pouvait bien venir louer des voitures par ici ? Il n’y avait même pas la place de se garer dans ces rues étroites bordées de hauts immeubles. L’enseigne annonçant : « Location de véhicules Toyota », le drapeau de plastique agité par le vent de décembre, et la dizaine de voitures étroitement serrées sur un espace minuscule cachaient presque le bureau en préfabriqué de la société de location.

A la vue des wagons et des sedans poussiéreuses, je me dis qu’il valait mieux marcher que de louer des voitures pareilles. Frank avait remonté le col de sa veste et enfoncé ses deux mains dans les poches de son pantalon. La chaleur accumulée au lingerie pub s’était évaporée, et comme il n’avait ni manteau ni écharpe, le bout de son nez était déjà tout rouge, il paraissait frigorifié. Je frissonnai soudain en voyant Frank passer à côté du bureau de location de Toyota : son visage, sa silhouette dégageaient une étrange impression de solitude. Les Américains ont toujours un air solitaire, dans l’ensemble. La seule raison que je vois à cela est qu’ils descendent tous d’immigrants. Mais Frank était particulier : ses vêtements avaient l’air très bon marché, sa silhouette avait quelque chose de disgracieux. Même avec mes un mètre soixante-douze, je le dépassais légèrement ; ses cheveux étaient clairsemés, il était atteint d’un léger embonpoint, et faisait vieux avant l’âge. Et puis, je sentais confusément autre chose : une atmosphère de supercherie flottait autour de lui. Soudain, je notai un élément supplémentaire qui me donna la chair de poule tandis que je marchais derrière lui : nous venions d’arriver devant le dépôt d’ordures où le corps de la lycéenne avait été retrouvé. Il restait un policier en faction devant, et un panneau signalait « interdiction d’entrer ». En un éclair, la conjonction se fit en moi entre le détail qui me tracassait depuis un moment et mon frisson involontaire en passant devant le bureau de location de voitures : j’avais lu ce matin dans le journal que le contenu du portefeuille de la jeune fille assassinée avait disparu, or Frank avait payé la note au lingerie pub avec un billet taché de sang. Je me souvenais aussi qu’il m’avait affirmé être un importateur de pièces détachées de Toyota, pourtant il n’avait pas accordé la moindre attention aux voitures de location en passant devant.

J’essayai de me convaincre que tout cela n’était que de simples coïncidences, mais je ne pus faire taire mes doutes vis-à-vis de Frank. Calme-toi, m’intimai-je plusieurs fois. Ce n’est pas parce que ce type avait un billet avec une tache qui ressemblait à du sang et qu’il a menti sur sa profession que c’est un assassin, c’est toi qui ne tournes pas rond si tu penses ça. Et ce n’est pas parce qu’il vend des pièces détachées de Toyota qu’il est obligé de s’intéresser aux voitures déjà montées. J’eus soudain envie de parler à quelqu’un. Ça me soulagerait que quelqu’un me dise, même au téléphone : « Allez, Kenji, arrête un peu de te prendre la tête ! » Et la seule personne à qui je pouvais penser, c’était Jun.

— Il est déjà presque onze heures, dis-je à Frank en désignant ma montre. Notre contrat est de trois heures, ce qui veut dire jusqu’à minuit.

— Ah, c’est vrai, j’avais complètement oublié, je m’amuse tellement, et j’ai encore envie de voir plein d’autres endroits. Si c’est ok pour toi, j’aimerais bien prolonger notre contrat de deux heures.

Je répondis que j’avais rendez-vous avec ma petite amie, et Frank fronça les sourcils. Il avait la même expression effrayante que lorsque Reika avait suggéré qu’il n’habitait pas vraiment à New York.

— Mais le boulot, ça passe avant tout, attends, je vais lui téléphoner, soufflai-je avant de m’engouffrer dans une cabine à côté du théâtre Koma. Je ne voulais pas utiliser mon portable. J’étais presque certain que Frank ne comprenait pas le japonais, mais je n’avais pas envie de me sentir écouté. Je me sentais plus en sécurité dans une cabine entourée de vitres. En général, à cette heure-ci, Jun était chez moi. Elle n’attendait pas spécialement mon retour, mais comme elle ne disposait d’aucun espace privé chez elle, elle venait lire des livres et écouter de la musique dans mon studio. Ses parents avaient divorcé quand elle était petite, elle vivait avec son frère cadet et sa mère. Quand elle rentrait chez elle à minuit sous le prétexte qu’elle avait travaillé tard chez une amie, sa mère ne disait rien.

— Oui... Ah, c’est toi Kenji ?

Je fus soulagé d’entendre sa voix, une voix grave pour une fille de seize ans.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— J’écoute la radio.

Sa mère était gérante d’une compagnie d’assurances. Jun me disait souvent qu’elle adorait sa mère, et lui était reconnaissante de l’avoir élevée seule. Mais leur appartement à Takaido n’était pas très grand, et elle n’avait pas de chambre à elle pour protéger son intimité. Sa mère mettait déjà les bouchées doubles et travaillait tard le soir, Jun ne pouvait décemment lui demander de louer un appartement plus grand. Jun et moi, on s’était rencontrés à Kabukichô. Sans aller jusqu’à vendre ses charmes, elle pratiquait un peu les « relations d’assistance mutuelle », c’est-à-dire qu’elle accompagnait des quadragénaires au karaoké ou au restaurant et recevait en échange entre cinq et vingt mille yens. On ne parlait pas trop de ça, elle et moi.

— Je n’ai pas encore fini de travailler, dis-je.

— Avec le froid qu’il fait, tu ne dois pas rigoler, dis donc ! Je t’ai préparé une soupe au riz.

— Merci. Au fait, j’ai un client un peu bizarre ce soir.